22 avril 2018

Le Jazz est un combat... que les belges affrontent en bande

Le jazz est un sport de combat. Une lutte permanente. Un match incertain. Un affrontement qui n’aura ni vainqueur ni vaincu mais dont la beauté croît avec le niveau des compétiteurs et l’intensité de leur engagement. Tout dans cette musique relève de l’art martial sonore. Quelques règles de vie, mais très peu,  valables sur scène et en dehors, l’exigence de se dépasser et de se réinventer, sans tricher, en livrant chaque soir un nouveau combat, d’autant plus beau, d’autant plus fort, qu’on y intègre les leçons du précédent tout en sachant pertinemment qu’on ne pourra pas le rééditer. 

Le conflit est total. En vrac, sur le champ de bataille, se jettent l’improvisation contre la partition, l’innovation  contre la tradition, le  solo contre le chorus, la dissonance contre l’harmonie, la mélodie contre le rythme, le binaire face au ternaire, le swing contre le groove, l’accord mineur qui déstabilise contre la gamme en majeur qui rassure, la douceur du piano ou la fragilité de l’harmonica contre la puissance des cuivres, la pulsation régulière du contrebassiste contre la cassure de rythme du batteur. Dans ce bombardement musical les héros s’arc-boutent sur leurs instruments, se déhanchent,  se livrent eux-mêmes à  un corps à corps avec la musique. La leur et celle du voisin.  

En jazz, le musicien part à l’assaut de  la tranchée adverse, stratégiquement, par ruse, en douceur ou à la hussarde suivant ses moyens et son tempérament, la baïonnette remplacée par une hanche de saxophone ou une paire de baguettes. Dans cette improvisation plurielle il faut prendre sa place, se faire entendre, passer des alliances,  se faire respecter, épater l’autre, le dépasser, l’amener à vous dépasser en retour, le surprendre, construire ensemble et déconstruire ensuite pour reconstruire plus loin et plus haut encore. Cette musique est une cathédrale, en perpétuelle élévation. Qu’on s’appelle Quasimodo ou Esmeralda la pratiquer, la comprendre, l’aimer vous fait quitter terre et   vous rapproche des cieux. 

Cette élévation passe donc par la confrontation des instruments, qui doivent chacun vivre leur vie tout en formant un tout cohérent. C’est de cette lutte et de l’équilibre  instable sur lequel elle débouche que dépendent la beauté d’un concert ou d’un enregistrement et l’assurance pour le public que cette musique est vivante puisque deux prestations  ne devraient jamais être identiques.

 À qui incombe la  réussite ou l’échec de cette construction éphémère c’est toute la question. Le succès des orchestres de  Count Basie ou Duke Ellington sont-ils à mettre au crédit de celui qui en assume la direction et lui apporte son nom ou à l’ensemble des musiciens, souvent anonymes, qui y sont enrôlés (et le fonctionnement quasi militaire des big band a l’ancienne nous autorise à poursuivre la métaphore) ? Les deux mon colonel. Mais l’orchestre de Duke Ellington sans Duke Ellington n’aurait pas eu le même succès, c’est une lapalissade. La question est encore plus ouverte lorsque la formation est réduite. Keith Jarret nous épate. Mais accompagné de Dave Holland et Jack Dejohnette il nous éblouit. Miles Davis est un exemple parfait de la problématique. Toujours leader, toujours bien entouré.  Dans les années 50 avec Sonny Rollins ou John Coltrane. Plus  tard avec Herbie Hanckok , Chick Corea, John Mc Laughling, Tony Williams, etc. 

La question n’est pas seulement de bien choisir mais aussi de répartir, motiver, pousser, freiner. Il ne suffit pas de prendre les meilleurs mais de leur donner de l’espace et les pousser à  mettre leur talent individuel au service de l’ensemble. De pousser chacun à sortir le meilleur de lui-même. Le leader qui distribue les solos comme autant de récompenses ou motivations, le sideman qui se replie et sabote parce qu’il s’estime mal considéré, la jalousie, ou au contraire la compétition accompagnent l’histoire de cette musique. L’enregistrement de 1954 qui oppose (le terme est juste) Thelonious Monk à Miles Davis est le plus connu. Le trompettiste demande au pianiste de ne pas soutenir ses solos de trompette. Monk obtempère et fait silence ... mais il se venge quelques morceaux plus tard en s’arrêtant de jouer pendant de longues mesures alors que c’est son tour... avant que Miles ne le rappelle à l’ordre d’un coup de trompette autoritaire.  Le jazz est non seulement un art de combat, il est aussi une école du management. 

Et nos jazzmen jeunes belges dans tout cela ? J’avoue avoir pensé à la confrontation des géants de 1954 à quelques reprises et observé quelques concerts des derniers mois avec ce prisme en tête. Entre le leader formel et les autres musiciens comment trouve-t-on l’équilibre en 2018 ? Les musiciens qui ont trente ans aujourd’hui, qui sont donc nés bien après le décès de Thelonious voir celui de Miles, sont-ils eux aussi conduits par des querelles d’ego (musical on s’entend ) qui leur permettent de sublimer leur talent ? Les jazzmen d’aujourd’hui continuent-ils de jouer des coudes et de se provoquer par solo interposés ou cette compétition appartient-elle au passé ?

J’étais dans ces questionnements en écoutant le trio de Jean-Paul Estievenart à la Jazz Station. Le trompettiste défend un jazz pur, dont les racines historiques sont évidentes, sa technicité et sa sensibilité lui permettent de s’inscrire dans l’héritage des plus grands. C’est riche, complexe, moderne et orthodoxe. En face il y a le jeune et talentueux batteur Antoine Pierre et Sam Gertsman joue les juges de paix à la contrebasse. Pour ce concert Estievenart a voulu quitter la scène et installer son trio au niveau du public. De plein pied. À portée de main. Cette volonté de réduire la distance amène les spectateurs  à se placer en arc de cercle autour des musiciens. Nous avons quitté le face à face du théâtre pour l’arrondi des arènes, même si cette symbolique a sans doute échappé aux musiciens. Et le combat aura bien lieu. Le matador Estievenart face au taureau Antoine Pierre. Le batteur charge, rompt le tempo, le distant, le ralentit ou dédouble sans crier gare, s’en affranchit, s’amuse à introduire des rythmes binaires et commerciaux, utilise un poteau comme instrument... fort de sa jeunesse et de son succès il est à la limite du cabotinage. C’est joyeux, bienveillant, le regard est complice et les deux hommes s’amusent et sourient. Mais le batteur est bien en train de défier amicalement le trompettiste sur sa propre musique au sein de son propre trio. En face Estievenart hausse donc le niveau de jeu. Improvise, s’élève, s’éloigne, revient, ramène la musique là où elle devait atterrir. Il résiste et triomphe. Le défi, tout potache qu’il en ait l’air, a permis aux trois hommes d’atteindre quelques moments de grâce. 



Cet esprit de compétition est-il indispensable pour atteindre un haut niveau ? Je me garderai de répondre de manière catégorique, en citant 3  ensembles qui m’ont surpris par leur cohérence et leur esprit de groupe. Le groupe de Thomas Champagne, dont le CD fut présenté au théâtre Marni il y a déjà quelques mois (oui cette chronique est aussi l’occasion pour le chroniqueur négligent de rattraper un peu de son retard). Officiellement Thomas est le leader d’une formation qui porte son nom. Mais sur scène le saxophoniste partage l’avant plan avec le remarquable Guillaume Vierset. Le guitariste prend au final la même place que le saxophoniste. Avec sa coiffure et son look soignés il semble débarquer de la scène pop anglaise. Et on se rend compte que cet esprit rock/pop où les musiciens répètent des mois inlassablement quelques mesures binaires imprègne notre culture. Efficace et cohérent comme un groupe de rock, c’est ce qu’on s’était dit en écoutant les agréables mélodies de Thomas et son quartet. Derrière les deux solistes,  la rythmique (Ruben Lamon, Alain Deval, look plus proche des Clashs que de Louis Armstrong) déménage. Ce n’est pas le saxophoniste contre ses musiciens, plutôt du 2 contre deux.  Si le trio Etievenart est une corrida, Random House est un match de basket, rapide, intensif, limpide. Le leader Champagne dompte ses musiciens caviar, c’est du luxe, un peu de calme et beaucoup de volupté. 
Guillaume Vierset on le retrouve aussi à la tête du LG Jazz Collective pour un second album (strange deal) dont on avait vu la présentation à Dinant, au château de Pont-à- Lesse. Le LG collective est à l’origine un projet 100% liégeois monté pour le festival Jazz à Liège. Officiellement Vierset en est le leader, signe les compositions et assure la présentation sur scène. Mais c’est plutôt un « all star band » (a l’échelle belge, n’abusons pas ) avec Estievenart et Pierre (encore eux) et  Rob Banken et Steven Delannoye (taxi wars entre autre) aux saxophones. Félix Zurstrassen assure le sérieux à la basse et Alex Koo a remplacé l’exceptionnel Igor Gehenot au piano. Évidement on ne dirige pas un septet comme un trio. La musique est plus écrite, les espaces pour les solos plus limités. On se défie mais dans les limites d’un canevas précis. Le chef ne profite pas de sa position pour s’ imposer plus que les autres mais signe de très belles introductions, comme si la formule était avant tout l’occasion de savourer ses compositions. Ce n'est plus Thelonious et Miles s'affrontant sur le ring mais un équipe de handball (ils sont sept) qui fait circuler le ballon. En observant cette jeune génération on mesure la conjugaison des influences. A la démarche individuelle du jazzman s'ajoute désormais l'esprit collectif de la musique pop-rock. Ce n'est pas une question de styles qui se sur-exposeraient les uns aux autres, c'est une question de rapport à la musique, de rapport au groupe et à l'adversité. 

On terminera ce tour d’horizon avec, de retour à la Jazz Station le projet Shinjin. Ce n’est pas du belge, le projet a été monté à Tourcoing, avec un saxophoniste américain, un bassiste français, un batteur belge et un clavier suisse. Pour tous ceux qui ont assisté à ce concert, et qui attendent la sortie d’un album, un moment d’énergie intense, qui n’était pas sans rappeler Uzeb ou Weather Reaport. Sur scène deux barbus chevelus, au look  moitié hipster  moitie Père Noël  un lendemain de guindaille (Malcolm Braff aux claviers et Laurent David à la basse électrique) et deux chauves, (Stéphane Galland à la batterie et Jacques Schwarz-Bart au saxo) choisis ton camp camarade. Dans nos oreilles des tempos à 100 km/h,  funk, du groove,  des démonstrations techniques. Certains sont passés par le groupe d’Ibrahim Maalouf, il y a de la maîtrise et le goût de la mélodie mais les compositions sont profondes, complexes. Stéphane Galland y bat double (pas seulement parce qu’il utilise deux caisses claires et deux charleston mais aussi par son volume de jeu). Comment une musique très clairement binaire, à la rythmique de haute précision, truffée de changements de rythmes et à la structure aussi écrite peut-elle laisser encore de la place  à l’improvisation et au combat des musiciens ? Sans doute parce que Malcolm Braff continue d’improviser  envers et contre tout, échantillonnant et recyclant le son de ses camarades à même le concert.  Sans doute parce le saxophoniste est à la limite de la rupture. Et ça,  même sans leader, même sans rythme ternaire, ça reste l’esprit du jazz. 


21 avril 2018

Lohengrin : Olivier Py souligne l’ambiguïté de Wagner et la beauté de sa partition 



 C’est une façade défigurée. De hautes fenêtres brisées qui pourraient être celles d’un bâtiment officiel (théâtre, parlement, château ou palais). On devine à travers les béances un enchevêtrement de poutrelles métalliques, de passerelles et d’escaliers de services, comme si nous entrions par effraction dans les coulisses d’un spectacle ou d’une démocratie, mais c’est peut être la même chose. Les murs de briques ont été éventrés, on imagine la toiture soufflée par une explosion. Tout est noir et blanc comme les photographies de 1945. On pense au bombardement de Dresde, à Varsovie, à la prise de Berlin. Cette façade immense occupe toute la largeur mais aussi toute la hauteur de la scène de l’opéra et nous plonge d’emblée dans le propos en commençant par la fin. Wagner et le romantisme allemand c’est aussi, au final, la puissance du pouvoir, l’affrontement, la destruction. Si on commence par le décor c’est qu’il est central, dans tous les sens du terme. Pierre-Andre Weitz (qui signe aussi les costumes) a imaginé une rotonde qui tourne sur elle-même, se divise et s’ouvre tantôt sur une salle de débat, tantôt sur une scène bucolique. Nous passons des ruines à l’alcôve, du Reichtag à la maison de poupée, divisée en 9 cases, allégorie de la culture allemande, de la place à l’échafaud. C’est vertical, impressionnant, parfaitement souligné par les lumières de Bertrand Killy et entièrement au service de la mise en scène d’Olivier Py.

 Tiens, le voilà Olivier Py. Il est sur scène pour une déclaration préalable. Une mise à distance de l’œuvre et de la démarche de Wagner. Rappelle que le compositeur n’a pas connu le nazisme, mais qu’il a bien rédigé des textes antisémites impardonnables et qu’en mettant en scène Lohengrin, Py ne monte pas un opéra nationaliste mais un opéra sur le nationalisme. À vrai dire la précision nous paraît superflue, mais puisqu’on verra des uniformes et des bottes noires, des aigles romains, des étendards, un danseur torse nu aux postures martiales et des sigles proches de la svatiska, il vaut mieux peut-être, par ces temps incertains, prévenir que guérir. Oui, Olivier Py a choisit de nous rappeler que derrière cette histoire de demi-dieu envoyé pour notre rédemption, de chevalier de lumière qui lutte contre des forces obscures, de cygnes et de sortilèges, il y a bien l’essor du romantisme allemand, la conviction que la nation allemande doit être unie et forte, qu’on puise sa force de l’appartenance à une lignée et que l’obéissance est une vertu. Même si Lohengrin c’est aussi l’affrontement du bien et du mal, celui de deux femmes (La noire Ortrud et la blanche mais un tantinet illuminée Elsa), une réflexion sur la fidélité, Lohengrin, fils de Parsifal, a quitté le moyen-âge pour l’Allemagne des années 1930. C’est assumé, explicite et magnifiquement lisible. La mise en scène apporte donc cet éclairage historique, elle ne nous privera pas du bonheur de la musique.

Il n’y a pas besoin d’être un grand musicologue pour savoir que le propos wagnérien repose sur la puissance. Sur cette montée progressive qui nous emporte, nous transporte, à la fin de chaque acte. Olivier Py a raison de souligner que toute musique de film commence chez Wagner. Indiana Jones, la Guerre des Étoiles, les grands westerns, les bandes originales de Hans Zimmer, ils ont tous quelque chose en eux  de Richard Wagner, pour autant qu’on ferme les yeux et ouvre ses oreilles. Il n’y a pas besoin d’être un grand mélomane non plus pour entendre qu’Alain Altinoglou, le chef de la Monnaie, excelle dans ce registre. On soulignera la maîtrise, la nuance et l’explosivité  exceptionelle des chœurs dirigés par Martino Faggiani et ses lunettes autour du cou. On s’extasiera sur une incarnation d’Ortrud par Elena Pankratova parfaite de roublardise, la puissance de Gabor Bretz (le roi Oiseleur) et Andrew Foster-Williams (le noir comte de Telramund). Et si le spectacle dure 4h30,c’est vrai, on ne s’ennuie pas une seconde, on se laisse guider. Et on ressort en se demandant comment une musique aussi fine a pu servir un projet politique aussi grossier.