28 novembre 2015

Au Théâtre, une télé-réalité du chômage

C'est une dénonciation du chômage. Plus exactement la dénonciation d'un système économique qui prospère en séparant les individus en deux groupes : travailleurs d'un côté, chômeurs de l'autre. Pour les premiers l'obligation de travailler toujours plus (mais sans gagner davantage). Pour les seconds la perte de droits sociaux élémentaires comme le droit au logement ou au  divertissement. Pour que le système fonctionne il faut que le premier groupe craigne de perdre ses privilèges, et accepte donc, de travailler toujours plus. 

Pour le dénoncer mieux vaut compter sur le théâtre que sur la télévision. Après le succès de "La vie c'est comme un arbre", qui traitait de l'immigration et du déracinement, la  compagnie des voyageurs sans bagage s'attaque à un gros morceau. Raconter le chômage, la relégation, la perte d'estime de soi, l'impuissance des individus face aux décisions de leur direction et l'impossibilité de retrouver un emploi. Pour que cela reste ludique les auteurs se sont autorisés un petit décalage : nous sommes en 2045, la journée de travail est de 15 heures et la retraite à 85 ans. C'est pourtant bien, derrière l'outrance, la situation d'hommes et de femmes  que nous côtoyons aujourd'hui quotidiennement qui se joue sur scène. Le thème est lourd  de conséquence, il y a du sévère derrière la gaudriole, et la démonstration est un peu moins aérienne que dans La vie s'est comme un arbre, qu'on avait trouvé touchée par la grâce (mais le propre de ce genre de pièce est de gagner en efficacité au fur et à mesure que les représentations avancent). 

Au cœur du système économique  Fionn Perry, Mohamed Allouchi et Rachid Hirchi (les auteurs) ont placé la télévision et son utilisation par le  pouvoir politique. On suit donc un présentateur de télé-réalité qui a dû essuyer quelques orages dans sa vie, un acteur de série B devenu président, un coach qui alterne la méditation, la séduction et le caporalisme avec une belle énergie. On reconnaît la musique de fort Boyard et de questions pour un champion et on compatit aux tribulations de nos trois chômeurs, condamnés à la déportation sociale depuis que leur entreprise a été délocalisée en Roumanie. Le rythme est enlevé, y a des chorégraphies amusantes, une série de bonnes répliques (et quelques vannes un peu vulgaires pour dire la vérité), des clins d'œil assez réussis à l'actualité (la chemise d'un directeur déchirée, ou un teeshirt "je suis chômeur" en lettres blanches sur fond noir). L'humour n'est pas gratuit, si on devait cataloguer la pièce on inventerait une nouvelle catégorie , genre vaudeville politico-social.  


En 2045 la perte d'un emploi s'apparente à un cataclysme. En décembre 2015 la troupe de Showmeur Island a dû affronter l'alerte terroriste. Se retrouver du jour au lendemain devant 50 personnes quand près de 200 avaient réservé. Un drame pour les premières semaines qui servent à lancer un spectacle, et qui permettent aux programmateurs des autres salles de se faire une idée. Ce n'est pas la pièce qui est en cause mais l'atmosphère de couvre-feu imposée sur Bruxelles pendant près d'une semaine. Difficile d'aller au théâtre quand on croise des véhicules blindés à tous les carrefours. Le raz-de-marée de l'angoisse a submergé théâtres et salles de concerts. Pour que Showmeur Island (l'île de l'exploitation ) émerge des flots , la troupe a désormais besoin d'un bouche à oreille convaincu. On l'encourage.Ce samedi, quand je l'ai vu, c'était à nouveau sold out. Et on suggère déjà aux auteurs, qu'on voit doués pour croquer la réalité contemporaine, de s'intéresser pour leur prochain spectacle,  à la sécurité, au terrorisme, à la peur de l'autre et aux alertes de niveau 4... il y a là aussi quelques aberrations à démonter. 

25 novembre 2015

Faucons et Colombes : comment métro et écoles ont rouvert

C'est une très longue réunion. Elle va durer 5 heures. Un délai qui témoigne de la difficulté à accorder les violons.  Pour beaucoup de citoyens dire dans même message que la menace reste élevée mais que les enfants doivent retourner à l'école ne passe pas. Essayons de reconstituer le fil des discussions qui ont abouties à cette  décision.
 
Autour de la table les principaux ministres du gouvernement fédéral, les ministres-présidents de la région Bruxelloise (principale concernée)  de la Flandre et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (qui ont la tutelle sur l'enseignement) et de professionnels de la sécurité. C'est le fameux conseil fédéral de sécurité, nous sommes lundi après-midi, il faut décider de lever ou non les mesures de précautions prises pendant le week-end. Rouvrir les écoles, faire rouler  le métro, permettre de relancer l'économie,  c'est l'enjeu. Mais en début de réunion c'est la douche froide. L'Organe Central pour l'Analyse de la Menace vient de décider de maintenir l'alerte au niveau 4. Les ministres se raclent la gorge. Comment justifier un assouplissement des mesures si la menace reste imminente ? 

Un clivage va rapidement voir le jour. Il oppose les tenants d'une ligne sécuritaire qui souhaitent suivre les recommandations de l'OCAM à la lettre (on les appèlera les faucons) et ceux qui plaident pour un retour rapide à la normale histoire d'éviter la psychose dans l'opinion  et de préserver les intérêts des entreprises (on les appèlera les colombes). Les colombes ont la volonté de relancer la machine au plus vite. Ils commencent par sonder la validité de la décision de l'OCAM. Pourquoi maintenir ce niveau, quels sont les arguments, les informations qui le justifient ? On écoute les exposés, on s'informe. Lentement le concept de niveau 4 passe de la menace imminente à la menace latente. Elle est bien réelle, mais on ne peut pas dire à quelle moment elle se matérialisera. Les ministres prennent acte. 

Dans le camp des colombes Kris Peeters (CD&V) et Alexander De Croo (Open VLD)  bataillent ferme pour qu'on sorte du régime d'exception puisque le niveau 4 a changé de nature.  On rappelera que de nombreux établissements d'enseignements supérieurs néerlandophones sont installés sur le territoire bruxellois. Dans le camp des faucons Jan Jambon (NVA ) et Charles Michel (MR) estiment que cela ne sera justifiable que si l'on possède une bonne raison à faire valoir à l'opinion publique. Et de bonnes raisons on en pas vraiment : les perquisitions se sont enchaînés tout le week-end mais le noyau dur d'une cellule que les enquêteurs soupçonnent d'être prête à passer à l'action échappe toujours aux policiers. Les terroristes annoncés sont toujours dans la nature.
Le clivage traverse aussi les francophones. Rudy Demotte  semble plus proche des faucons, Rudi Vervoort, des colombes. 

On émet l'idée d'aller vers un assouplissement mais avec un délai de 24 heures. Le clivage n'est pas réellement idéologique. Personne n'ose endosser le rôle de celui qui assume une part de risque au détriment de la population.  Le débat va donc  prendre un tour très pratique. Pour ouvrir les écoles il faudra assurer un minimum de présence policière visible expliquent les ministres concernés. C'est nécessaire pour  rassurer les parents. On entre alors dans une longue phase de calculs d'apothicaires. On parle de 300 policiers (le chiffre final sera 288) pour pouvoir organiser des rondes d'un établissement à l'autre. Les écoles n'ont jamais été au centre de la menace, à la différence des centre commerciaux et des gares. On les a simplement fermé pour garder tous les effectifs disponibles. 

C'est ce que les policiers appellent la saturation de l'espace public. Être présents partout en permanence. Pas une rue où l'on n'aperçoit pas un képi ou un gyrophare. Objectif : décourager la cellule terroriste de passer à l'action. La stratégie semble avoir fonctionné puisqu'on attendait une action terroriste pour dimanche. Si on rouvre les écoles et le métro cela ne doit pas empêcher de poursuivre la saturation  expliquent les policiers aux ministres. Il faut donc trouver des moyens supplémentaires. On active les capacités de réserve des zones locales wallonnes et flamandes. La disposition existe : en cas de demande urgente  , les zones qui ont du  personnel excédentaire ou affecté à des tâches secondaires peuvent le détacher au bénéfice de la zone en difficulté. La coopération se fait sur base volontaire... Quand tout le pays est en zone 3 les chances d'obtenir une telle bonne volonté sont faibles. Il faudra donc puiser dans les réserves de la police federale. Les matchs de football en feront les frais. Pour le métro ce sera l'armée. 

L'heure tourne. Les colombes, qui plaident pour un ouverture des écoles dès le mardi matin sont en train de perdre la partie. Il est bientôt 19 heures. C'est la dernière fenêtre de communication, celle des journaux télévisés. Il ne faut pas la rater. Ce sera donc la réouverture, mais avec un délai de 24 heures, désormais nécessaire pour tout mettre en place. Les ministres descendent. Vervoort, Bourgeois et Demotte sont de la partie. Il s'agit de montrer que fédéral et entités fédérées travaillent de concert, et que oui, coucou Le Monde, il  existe bien un pouvoir régalien en Belgique.  Ceux qui, en tant que ministres, incarnent les institutions se doivent d'être autour de la table. 

Charles Michel prend quelques minutes de plus pour rédiger son communiqué. Le lendemain la NVA fera voler en éclat cette image d'union nationale avec des critiques à la sulfateuse sur le parti socialiste. Dans le parti de Bart De Wever les faucons cohabitent avec les fous de bassan. A moins qu'il s'agisse (déjà) de proteger Jan Jambon dans l'hypothèse où les forces de l'ordre n'aboutiraient pas... Ces longues journées de niveau 4 coûteront des dizaines de millions aux entreprises et aux pouvoirs publics.  Si la menace persiste....  ce sera en pure perte.

14 novembre 2015

Ici aussi c'est Paris

Je suis né à Paris. Pour être plus précis dans la banlieue ouest de la capitale française. J'y ai grandi, étudié, travaillé, aimé. J'en ai arpenté les trottoirs, usé les comptoirs, partagé l'accent. J'ai longtemps eu un plan de métro dans mon portefeuille, même si je connais encore par cœur les lignes qui m'intéressent. Mon Paris à moi est clairement  rive droite (au Nord de la Seine) là où ont eu lieu les attentats d'hier soir. 

J'ai reçu l'alerte. J'ai vu les informations défiler. J'ai pris des nouvelles des miens. J'ai gardé mon smartphone en main et j'ai subi l'avalanche. L'impression d'être enseveli sous une montagne d'informations, de témoignages, de chiffres macabres tous plus hallucinants les uns que les autres. 

J'ai encore en mémoire l'attentat du métro Saint-Michel et la traque de Khaled  Kelkal, en 1995. J'ai partagé la tristesse et l'effroi des attaques contre Charlie Hebdo et l'hyper cacher de la Porte de Vincennes. J'ai constaté la présence des policiers et des militaires à tout les coins de rue. Je m'y suis habitué. J'ai du mal à me souvenir que dans les années 1980 ou 1990, ma jeunesse, cette présence était incongrue. J'ai bien compris que nous changeons d'epoque. Que la frustration créé le terrorisme et que ces attentats ne sont pas les derniers. Que je ne suis pas capable de faire une phrase courte pour expliquer la violence. Que je ne vois pas de solution simple qui permettrait d'assurer en même temps la justice et la paix.

J'ai réfléchi à ma condition de journaliste. Trouver un sens à ce que l'on fait. Se dire que les gens ont plus que jamais besoin d'informations. Que celles-ci soient plus fiables et recoupées que jamais. Que nos journaux partagent l'émotion, oui. Mais qu'ils évitent les dérapages, le simplisme, l'appel à la haine et au repli sur soi. Je me suis interrogé sur le caractère hypnotique de l'info en continu. Sur l'indépendance,de l'information dans un pays en état de guerre. Que j'ai eu la chance de parcourir l'Europe au temps de l'espace Schengen. Que le pire est de se méfier du voisin. Que si l'on doit vivre avec une porte barricadée et un revolver sous l'oreiller les terroristes ont gagné. Que je ne veux pas de ce monde là pour mes enfants. 

Je me suis souvenu de mon école primaire. Une cour carrée, des platanes, des trous dans le bitume qui servent à jouer aux billes. Francois, José, Mohammed, Akim, Ahmed. Certains faisaient le ramadan, d'autres pas, mais nous jouions tous ensemble dans la cour de récréation. Tous parisiens. Je les ai perdu de vue depuis longtemps.  Je me dis que l'un d'être eux est peut être allongé sur un trottoir ou dans la salle du bataclan. Qu'un autre a peut être eu un petit frère ou un fils  parti combattre en Syrie. Que le Dieu des terroristes ne leur a rien demandé. Que se cacher derrière sa religion pour justifier un carnage nous ramène au moyen-âge. 

Je suis né à Paris. C'est le hasard. La vie m'a emmené vers d'autres villes, mais je retourne souvent avec plaisir vers ma patrie d'origine. J'en partage le deuil.  J'en porte les valeurs, celles d'une ville qui a fait la révolution, et que je veux croire universelles. Parce qu'à Paris les hommes naissent libres et égaux, quelque soit leur naissance, leur origine et leur religion. Parce qu'on renvoie la question religieuse à la sphère privée, que la vie politique a pour but d'améliorer le sort de tous ici bas. Parce  qu'on affirme qu'une vie humaine est supérieure aux commandements sacrés. Que ces idées sont partout où je suis.   Ici c'est Paris.